“A quel chapitre de l’Histoire voulez-vous appartenir ?”
23 avril 2018
Mesdames et messieurs les député∙e∙s : A QUEL CHAPITRE DE L’HISTOIRE VOULEZ VOUS APPARTENIR ? Souhaitez-vous avec ce projet de loi asile-immigration continuer à creuser un sillon macabre ou souhaitez-vous faire honneur à notre histoire et à notre peuple? Intervention de discussion générale de Danièle Obono à l’Assemblée nationale le 17/04/2018
“A Mohamed Abdellah Hacem,
Pornan Traoré,
Adam Saleh Omar,
Sadio Cissogho,
Babacar Sall,
Younoussa Sow
qui écoutez nos débats en ce moment même,
A vos compagnes et compagnons de route, d’exil et de luttes,
A vous tous et toutes, femmes, hommes, enfants,
Nos frères et soeurs en humanité, qui avez traversé tant d’épreuves, tant de souffrances, tant de violences, à la recherche d’un refuge,
Je vous adresse, au nom de La France insoumise, nos sincères et solidaires salutations.
Dans ce moment, nous n’oublions pas ces autres, tant d’autres, trop d’autres, qui ne seront pas parvenu·e·s au bout de leur terrible périple à trouver l’aide et la protection à laquelle tout être humain a universellement droit.
C’est aussi leur mémoire qui oblige aujourd’hui notre parole et nos actes à la plus grande humilité, à la plus grande dignité et au plus grand respect.
Madame la Présidente,
Monsieur le Ministre,
Mesdames et messieurs les député∙e∙s,
Je voudrais vous adresser une simple question : à quel chapitre de l’histoire voulez vous appartenir ?
Car lors de son discours devant la commission des lois, le ministre Collomb enchaîné les infamies et contre-vérités pour justifier l’organisation politique de la violence qu’il appelle de ses vœux. Il nous a expliqué, dans un exercice apologétique dont la rhétorique laisse pantoise, qu’afin de ne pas voir l’extrême-droite arriver au pouvoir, il valait mieux faire le sale travail soi-même. Le mot de « submersion » a notamment été employé.
Avant-hier, le Président de la République a défendu et repris à son compte ces propos, vocalisant de nouveau son obsession dangereuse pour le “ventre des femmes africaines”.
Votre majorité a ainsi ouvert les vannes des égouts dans lesquels se sont complaisamment engouffrés les faiseurs et faiseuses de haine, comme messieurs Larrivé et Ciotti nous en ont donné le lamentable exemple hier soir.
Cette petite musique lancinante de l’invasion, de cette “vague” qui viendrait déferler sur la France, relève tout simplement, entre autres procédés nauséabonds, de la manipulation politicienne. Permettez-moi donc de rappeler ici quelques faits.
Premièrement, et contrairement aux idées reçues, il n’y a pas eu d’augmentation drastique des migrations mondiales au cours des dernières décennies. Elle ne représentent en moyenne qu’autour de 3 % de la population mondiale.
Deuxièmement, la majorité des migrations planétaires sont inter-régionales. Les Africains et Africaines, par exemple, pour ne citer qu’elles et eux qui semblent tant vous obséder, d’une droite à l’autre, migrent avant tout en Afrique. Les 65,6 millions de personnes déracinées à travers le monde sont d’abord accueillies dans les pays limitrophes et le grand Sud : en Éthiopie, en Ouganda, au Liban, au Pakistan, en Turquie… Seules 17% trouvent refuge en Europe.
Enfin, la migration est un fait intrinsèquement humain. Ce sont les causes des migrations forcées (politiques, économiques, climatiques) qui posent aujourd’hui problème, et non pas les personnes contraintes de quitter leurs familles, leurs pays, arrachées à toute leur vie…
Mais plutôt que de faire face intelligemment, de manière humaniste et raisonnée, à ces problèmes, votre projet de loi fait le choix de l’amalgame douteux et la brutalité technocratique. L’amalgame en décidant de mêler dans un même texte droit d’asile et politique migratoire, comme si le premier était une variable d’ajustement de la seconde. La brutalité par le rabotage de toutes les procédures qui sont garantes du respect des droits fondamentaux.
Il s’agit d’un projet de loi-matraque qui, face à une crise, non pas migratoire, mais de la politique d’accueil des migrants et des migrantes en Europe, répond par une politique de tri et de peur.
Dans cette course idéologique contra-factuelle, ce gouvernement n’est hélas pas isolé.
En France, depuis le début des années 1980, cette paranoïa migratoire infuse peu à peu les discours politiques. Elle nous mène au débat d’aujourd’hui où l’extrême-droite décide des termes de la discussion et devient l’étalon auquel on se jauge.
Cette dérive morale habite également nombre de pays occidentaux : l’Europe forteresse du FPÖ en Autriche, de Viktor Orban en Hongrie, de l’AFD et de la CSU en Allemagne, de l’UKIP et de Theresa May en Grande-Bretagne, du PIS en Pologne, de Donald Trump aux Etats-Unis… Ce projet de loi s’ancre dans cette vague-là, qui formule la migration et donc les migrants et migrantes comme LE problème.
Partout se banalise la maltraitance de personnes, qu’on voit se noyer sur nos écrans de télévision, d’ordinateur ou de téléphones portables, dont on voit les tentes lacérées et les corps roués de coups…
Ces politiques entraînent la mort de milliers de personnes : on en estime le nombre à 40 000 depuis les années 90. Mais en réalité, on ne sait même pas exactement le nombre de corps qui jonchent les fonds de la Méditerranée ou sont enfouis sous les dunes des déserts du Sahel et du Sahara. On ne sait pas le nombre de familles qui comprennent, sans nouvelles depuis trop longtemps, qu’elles ont perdu l’un ou l’une des leurs. On ne sait pas le coût humain exact de votre forteresse européenne. Mais on sait que jamais les migrations n’ont été aussi meurtrières.
Cette hécatombe est la conséquence des politiques qui ont cours depuis des dizaines d’années. Ces lois qui empêchent l’octroi des visas et obligent les personnes à prendre des routes meurtrières. Ces politiques qui externalisent les frontières dans des territoires comme la Libye ou la Turquie.
Elles en viennent même à réglementer tous les liens intimes. Dans votre projet de loi, les liens de paternité sont remis en cause. Vous voulez allonger, sans aucun fondement rationnel, la durée de rétention. Au nom de l’ordre public. Vous placez des enfants dans des centres de rétention. Au nom de l’ordre public.
Au nom de l’ordre public, vous laissez mourir.
Karim Ibrahim, réfugié de 31 ans, affligé par les traumatismes, est mort sur une bouche d’aération Porte de La Chapelle, à Paris, le 8 février 2018.
Malik Nurulain, dit Nour, mineur isolé laissé sans le suivi psychologique dont il avait urgemment besoin, mort également à Paris le 14 février.
Beauty, dont on ne connaît pas le nom de famille, enceinte, malade, qui souhaitait rejoindre sa soeur pour finir sa grossesse, et a refusé de laisser son mari, reconduite en Italie par la gendarmerie française en pleine nuit, alors qu’elle avait du mal à respirer du fait d’un lymphome, décédée au mois de mars.
Votre projet de loi va creuser ce sillon macabre.
Cet aveuglement politique, qui nous mène depuis 40 ans dans une voie sans issue, n’est pourtant pas sans alternatives.
Nous en formulerons un certain nombre lors de ce débat, à partir des propositions de notre groupe “Pour une politique migratoire humaniste, solidaire, raisonnée et réaliste” :
- gestion migratoire concertée à l’échelle internationale et européenne;
- suspension et renégociation des règlements de Dublin et des accords du Touquet;
- accueil inconditionnel respectueux des droits des migrants et des migrantes;
- création de nouveaux statuts de détresse climatique et humanitaire, pour répondre aux enjeux contemporains;
- dépénalisation du séjour irrégulier;
- régularisation, oui, des travailleurs et travailleuses sans papiers;
- accès de tous et toutes à l’apprentissage de notre langue…
La France insoumise défend une politique raisonnée et réaliste parce que humaniste et solidaire. Une politique qui se base sur ce qui fait non seulement notre République mais plus profondément : ce qui fait société.
Notre pays est un mélange d’origines diverses, qui en font la force et la richesse. Il perdure parce que nous choisissons de faire communauté, politiquement, et d’avancer ensemble. Seul ce constat peut fonder une véritable politique migratoire par et pour le peuple. Le reste, comme ce projet de loi, ne sont que des instrumentalisations dangereuses destinées à faire reculer les luttes communes contre les inégalités et les injustices.
Au fond, ce projet de loi, et c’est peut-être philosophiquement sa plus grande inconséquence, fait bien peu honneur à l’histoire de notre pays.
Celle d’un peuple qui en 1793 disait que « la résistance à l’oppression est la conséquence des autres Droits de l’homme », qui en 1946 protégeait les combattants et combattantes de la liberté. Le peuple de Briançon, de Calais, de la Chapelle, ce peuple des plus de 470 associations qui sont vent debout contre votre projet de loi, Monsieur Collomb.
Ce peuple qui accueille celles et ceux que l’Etat laisse à la rue. Ce peuple qui n’est pas dupe de vos postures démagogiques parce qu’il sait son humanité intimement liée à celle des autres.
Je conclus, mesdames et messieurs les député∙e∙s, sur ces mots de la poétesse allemande May AYIM :
“J’irai
encore un pas plus loin
à la plus extérieure des périphéries
là où mes soeurs se trouvent et mes frères sont debout
là où notre LIBERTÉ commence
je ferai encore un pas, toujours un pas de plus
et je m’en retournerai
quand je veux, si je veux
sans borne et sans honte.”
Et je vous repose donc cette ultime question, mesdames et messieurs les député∙e∙s :
A QUEL CHAPITRE DE L’HISTOIRE VOULEZ VOUS APPARTENIR ?”